QUAND les yeux d’Eléa virent de nouveau, le président Lokan était debout au centre de l’image. A gauche, an bord de la vue de l’œil gauche, se tenait Coban qui regardait Lokan et l’écoutait. Et à droite, la moitié du visage de Païkan se penchait vers elle.

Lokan paraissait submergé de fatigue et de pessimisme.

— Ils ont pris toutes les villes du Centre, disait-il, et Gonda 7 jusqu’à la 2e Profondeur... Rien ne les arrête. Nous en tuons, nous en tuons, leurs pertes sont fantastiques... Mais leur nombre est inimaginable... Il en arrive des flots et des flots, sans arrêt... Maintenant, toutes leurs forces convergent vers Gonda 7, pour détruire le Conseil et l’Université, et vers l’Arme Solaire dans l’espoir de l’empêcher de partir. Nous avons fait sauter toutes les avenues qui conduisent à l’Arme, mais ils creusent partout, par millions, chacun son petit tunnel. Je ne peux pas accélérer l’envol. Honnêtement, je ne peux pas dire si nous réussirons à les arrêter assez longtemps, ou s’ils parviendront à l’Arme avant qu’elle soit partie.

— Je le souhaite ! dit Coban. Si nous devons être détruits, au moins que le reste vive ! Qui sommes-nous pour condamner à mort la Terre entière ?

— Vous êtes pessimiste, Coban, ce ne sera pas si terrible...

— Ce sera pire que tout ce que vous imaginez, et vous le savez bien !...

— Je ne sais plus, je n’imagine plus, je ne pense plus ! J’ai fait ce que j’avais à faire en tant que responsable de Gondawa, et maintenant personne ne peut plus rien arrêter ni savoir ce qui s’arrêtera ou non... Je suis exténué...

— C’est le poids de la Terre morte qui vous écrase !

— C’est facile, Coban ! C’est facile les belles phrases quand on est en dehors de l’action... Gardez-vous bien, Coban, ils viennent de larguer une nouvelle armée sur Gonda 7. Ils vont nous attaquer avec fureur. Je ne peux rien pour vous, j’ai besoin de toutes les forces dont je dispose. Vous avez votre garde...

— Elle est au combat, dit Coban. Nous les maintenons.

— Adieu, Coban... Je...

Lokan disparut. Ce n’était qu’une image. Coban gagna le centre de la vision et s’approcha d’Eléa. Il fit un signe vers quelqu’un qu’elle ne voyait pas.

— Ecoutez, Eléa, si vous m’entendez, ne soyez pas effrayée, dit-il. Nous allons vous faire boire une liqueur de paix, qui endormira non seulement votre esprit mais chaque parcelle de votre corps, afin que pas une cellule ne frémisse quand le froid le prendra.

— Je suis près de toi, dit Païkan.

Le corps d’Eléa sentit qu’on lui introduisait un tuyau souple dans la bouche, la gorge et l’estomac et qu’on y faisait couler un liquide. Sa révolte fut telle qu’elle lui rendit la conscience. Elle reprit connaissance. Elle voulut s’asseoir et protester. Mais tout à coup elle n’en sentit plus la nécessité. Elle était bien, tout était bien. Merveilleusement. Elle n’avait même plus envie de parler. Ce n’était pas nécessaire. Chacun devait la comprendre comme elle comprenait chacun et tout.

— Vous êtes bien ? demanda Coban.

Elle ne le regarda même pas. Elle savait qu’il savait.

— Vous allez vous endormir, totalement, tout doucement. Ce ne sera pas un long sommeil. Même si vous dormez pendant quelques siècles, ce ne sera pas plus long qu’une nuit.

Une nuit, une douce nuit de sommeil, de repos...

— Tu as entendu ? Rien qu’une nuit... Et quand tu te réveilleras, je serai mort depuis si longtemps que tu n’auras plus de peine... Je suis avec toi... Je suis près de toi.

— Déshabillez-la et lavez-la, dit Coban à ses assistants.

Païkan rugit.

— Ne la touchez pas !

Il se pencha vers elle et lui ôta les lambeaux de vêtements qui lui restaient encore. Puis il répandit sur elle de l’eau tiède, la lava doucement, avec les précautions d’une mère pour son nouveau-né. Elle sentait sur elle ses mains aimées, elle était heureuse, Païkan, je suis à toi, dormir...

Elle voyait toute la salle autour d’elle, étroite, basse de plafond, avec un mur d’or bombé troué par une porte ronde. Elle entendait le bruit de la bataille qui se rapprochait dans l’épaisseur de la terre. Tout cela était bien. L’image sanglante du chef des gardes apparut. Il avait perdu son casque et la moitié de la peau de sa tête. L’os saignait.

— Ils ont percé à la troisième Profondeur... Ils remontent vers l’Abri...

— Défendez l’Abri ! Ramenez toutes vos forces autour de lui ! Abandonnez tout le reste !

Le garde vert et rouge disparut. La terre tremblait.

— Païkan, emportez-la. Venez avec moi.

— Viens, Eléa, viens, je t’emporte, tu es dans mes bras. C’est moi qui t’emporte. Tu vas dormir. Je suis avec toi.

Elle ne voulait pas dormir, pas encore, pas tout à fait, tout était doux autour d’elle, tout était bien dans les bras de Païkan...

Dans ses bras elle descendit un escalier d’or et franchit une porte d’or. Encore quelques marches.

— Allongez-la ici, la tête vers moi, dit Coban. Les bras sur la poitrine. Bien... Ecoutez Moïssan, vous m’entendez ?

— Je vous entends.

— Envoyez-moi l’image de Gonda 1. Je veux être renseigné jusqu’au bout.

— Je vous l’envoie.

La voûte de l’Abri devint une plaine immense. Du ciel de feu tombaient les guerriers rouges. Dans leur foule verticale le choc des armes de défense creusait des trous énormes, mais du ciel en   surgissaient  d’autres,   d’autres  et  d’autres. Arrivés au sol ils étaient balayés par les feux croisés des armes enterrées. Les nouveaux cadavres allaient rejoindre la multitude dansante des  morts secouée sans  arrêt par le choc des armes. Les rescapés s’enfonçaient immédiatement dans le sol, accroupis sur leur   siège qui leur creusait un passage. Le sol se détendait, explosait, se soulevait en gerbes, projetait parmi les débris de sa propre chair ses agresseurs disloqués.

Eléa pensait que tout cela était bien. Tout était merveilleusement bien... bien... bien...

— Elle s’endort, dit Coban. Je vais lui mettre le masque. Dites-lui adieu.

Elle vit la plaine s’ouvrir d’un bout à l’autre de l’horizon, rejetant vers ses bords les amas de morts et de vivants avec les rochers et la terre.

Une merveilleuse, gigantesque fleur de métal et de verre sortit de la terre ouverte et monta dans le ciel. L’armée qui tombait du ciel fut écartée et rejetée comme de la poussière. La fleur fantastique s’éleva et s’épanouit, ouvrit autour d’elle ses pétales de toutes couleurs, dévoilant son centre, son cœur plus transparent que l’eau la plus claire. Elle emplissait le ciel, dans lequel elle continuait à monter et commençait à tourner doucement, puis vite, vite, de plus en plus vite... C’était merveilleusement bien, je suis bien, je vais dormir.

Le visage de Païkan cacha la fleur et le ciel. Il la regardait. Il était beau. Païkan. Il n’y a que lui. Je suis à Païkan.

— Eléa... Je suis à toi... Tu vas dormir... Je suis avec toi...

Elle ferma les yeux et sentit le masque se poser au-dessus de son visage. L’embout respiratoire se posa sur ses lèvres, les écarta et entra dans sa bouche. Elle entendit encore la voix de Païkan...

— Je ne vous la donne pas, Coban ! Je vous l’ai apportée mais je ne vous la donne pas ! Elle n’est pas à vous ! Elle ne sera jamais à vous !... Eléa, ma vie, sois patiente... Rien qu’une nuit... Je suis avec toi... pour l’éternité.

Elle n’entendit plus rien. Elle ne sentit plus rien. Sa conscience était submergée. Ses sens se fermèrent. Son subconscient sombra. Elle ne fut plus qu’une brume lumineuse, dorée, légère, sans forme et sans frontière. Qui s’éteignit...

 

La nuit des temps
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